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            — Aux Buttes-Chaumont, s’égosillait Rital, au téléphone. On en a retrouvé un autre !

            Salarnier reposa le combiné et avala une tasse de café à la hâte. Patrick, chez qui il avait passé la nuit, l’observait d’un œil soucieux.

            — Tu n’as pas dormi, dit-il, repose-toi un peu, non ?

            — Je dois y aller…

            — C’est si important ?

            — Écoute, ce serait difficile à expliquer… Oui, c’est important, pour moi.

            Il roula à vive allure, de la place des Ternes, où vivait Patrick, jusqu’aux Buttes-Chaumont. Le parc avait été fermé au public et investi par une escouade de flics qui fouillaient minutieusement les taillis. Salarnier gara sa voiture rue Manin et, guidé par un inspecteur, se dirigea vers le manège de chevaux de bois. Rital écarta les techniciens du laboratoire et le commissaire découvrit le cadavre. Dudrand, qui venait d’arriver, s’approcha, et lui serra furtivement la main.

            — C’est encore la faux ? demanda Salarnier.

            — Regardez vous-même, mon vieux, vous avez autant l’habitude que moi, à présent…

            Des traces de pas se dessinaient dans la neige. On était en train de mouler des empreintes.

            — Regardez, dit Rital, il est parti par-là, il a semé des gouttes de sang, comme le Petit Poucet.

            — On a ses coordonnées ? demanda Salarnier.

            Rital tendit un portefeuille que le commissaire ouvrit. La victime se nommait Hervé Fabrard.

            — Merde, dit Salarnier, en feuilletant les papiers, ça colle plus…

            — Pourquoi donc ? demanda Dudrand.

            — Il est réalisateur, à la télévision…

            — Et alors ?

            — Alors ? il faudrait qu’il soit embaumeur, boucher, je sais pas, moi, mais, là, ça colle plus…

            Salarnier fit le tour du cadavre et se dirigea vers le buisson près duquel on avait retrouvé la tête, tandis que Rital, en quelques mots, expliquait à Dudrand pourquoi « ça ne collait plus ».

            Les manœuvres des techniciens prirent encore une demi-heure puis on chargea le corps dans un fourgon. Les gardiens du parc étaient déjà partis ouvrir les grilles aux badauds qui se pressaient derrière.

            — Celui-là, dit Salarnier en revenant vers Dudrand, vous allez me le découper en rondelles, il faut en tirer le maximum, hein ?

            Dudrand haussa les épaules, mécontent de ce ton peu protocolaire.

            La concierge de l’immeuble du 48, rue Manin donna un double des clés de l’appartement d’Hervé Fabrard à l’inspecteur Rital.

            Tout y était en ordre, d’un point de vue policier : rien n’était saccagé, on ne pouvait déceler aucune trace d’une visite anormale.

            — C’est la bohème, ici, soupira Rital en poussant du pied une pile de disques dont certains gisaient sur la moquette, hors de leur pochette.

            Salarnier fit rapidement le tour des quatre pièces. Rien n’attirait son attention, quand Rital l’appela, du bureau.

            — Venez vite, finalement, ça colle ! cria-t-il.

            Salarnier se précipita jusqu’au bureau. Rital avait fouillé dans les dossiers étalés sur le secrétaire et tendait une pochette cartonnée au commissaire. Salarnier lut avec avidité :

            SFP / UNITÉ DE PROGRAMME PASCAL TRUCHEAU PROJET / HERVÉ FABRARD

            « IMAGES DE LA MORT DE DURER À DALI »

            DURÉE PRÉVUE : 45 mn

            Durant la seconde moitié du XIVe siècle et plus encore au début du XVe, apparaît en Europe, dans les arts plastiques, une nouvelle représentation de la mort qui sera bientôt désignée sous le terme de « danse macabre »… la Mort, symbolisée par le squelette, ou le cadavre momifié, entraîne les vivants dans une sarabande légère qui dégénère bientôt dans les voies les plus diverses…

            Salarnier poursuivit sa lecture en retenant son souffle.

            … la figure de la Mort, telle que nous la rencontrons avec ses symboles et ses emblèmes dans l’histoire de l’art, a connu moult variations…… le film que je projette de réaliser, avec l’aide de conservateurs de différents musées aussi bien français qu’européens, a pour objet d’offrir un panorama visuel de ces diverses évolutions…

            Salarnier rendit la lettre à Rital et feuilleta les autres documents contenus dans la pochette. Il découvrit une série de photos, de gravures et de tableaux qui, tous, représentaient l’irruption de la Mort dans le monde des vivants. Il s’assit dans un fauteuil et examina les illustrations retenues par Fabrard.

            — Laisse-moi seul…, demanda-t-il à Rital.

            Celui-ci quitta aussitôt le bureau en fermant précautionneusement la porte.

            La danse des squelettes, tirée du « Liber Cronicarum », représentait un quarteron de joyeux cadavres momifiés, dont l’un soufflait dans une sorte de flûte au-dessus du tombeau ouvert d’un gisant, pour le convier à la fête.

            Salarnier tourna la page et découvrit une gravure sur bois de Durer, la mort et le lansquenet. On y voyait un squelette rigolard montrer à un soldat un sablier lui indiquant que son heure de trépasser était venue.

            Secouant la tête, Salarnier poursuivit sa « lecture ». Les représentations étaient nombreuses, mais le thème, identique, se répétait à l’infini, avec de subtiles variantes. Le choix des artistes était très vaste.

            De Durer on passait à Holbein, puis à Rembrandt Harmenszoon Van Rijn, à Rowlandson, qui proposait un tableau saugrenu, montrant la Mort, chaussée de patins à glace, balayant de pauvres promeneurs, sur la surface gelée d’un lac, comme une boule dans un jeu de quilles… Max Klinger avait une vision plus noire du sujet et sa Mort, pilonnant la foule à l’aide d’une masse de paveur, était proprement effrayante. Salarnier découvrit la pointe sèche d’Edvard Munch, « la jeune fille et la mort », une représentation troublante, sensuelle : la Mort enlaçant une jeune femme aux formes pulpeuses, et à la croupe rebondie. Les deux personnages s’étreignaient dans un long baiser, et déjà, un fémur sinistre pointait entre les cuisses de la jeune fille…

            Kublin, dans une litho à la plume, montrait la « ville abandonnée », couverte de brume et de fumée, dans laquelle errait une gigantesque et énigmatique silhouette macabre.

            Salarnier sauta quelques feuillets et tomba sur le tableau de Schwabe dont il avait pu voir une reproduction chez Dudrand. Mais une autre image le troubla : le tableau de Hans Baldung Grien, « le chevalier, la jeune fille et la mort ». Il avait ceci de surprenant qu’à l’inverse de tous les autres, la Mort n’y était pas victorieuse. On voyait un paysage de campagne verdoyante ; un chevalier empanaché, juché sur son cheval, vêtu d’une tunique rouge, arrachait à la Mort une jeune femme toute de rose parée. Il la prenait en croupe, après l’avoir tirée des griffes du squelette et celui-ci, renversé sur le sol, se disloquait à demi. Un fémur gisait dans l’herbe, au premier plan du tableau. La Mort, tenace, refusait d’abandonner la partie et agrippait encore entre ses dents un des pans de la robe de la jeune femme. En vain : le couple s’éloignait déjà…

            Oui, c’était bien le seul exemple de la Mort défaite, échouant dans son œuvre. Salarnier referma le dossier. Il épongea son front couvert de sueur et appela Rital. Celui-ci attendait patiemment, derrière la porte.

            — Embarque-moi tout ça ! dit Salarnier en désignant le classeur.

            — Dites… ça ira ? demanda Rital, inquiet.

            — Bien sûr, pourquoi cette question ?

            Rital ne répondit pas. Salarnier se tourna vers un miroir accroché au mur, près de la bibliothèque. Il vit son visage ravagé par la fatigue, ses yeux rougis, ses traits tirés.

            — Ne te fais pas de bile pour moi…, marmonna-t-il. Tu feras tout fouiller de fond en comble, ici, hein ? C’est plus possible, cette histoire, ça ne va pas durer… hein ?